Avant qu'une hiérarchie s'installe dans la manière de présenter les plats et de proposer des services successifs, la France attend le règne de son Roi-Soleil, Louis XIV (1638-1715).
L'étiquette s'affine, on parle d'un service à la française.
D'abord les fruits, puis les bouillis. Viennent ensuite les viandes et enfin les desserts. La table est dressée avec des assiettes individuelles, des couverts pour chaque convive, les bancs communs font maintenant place à des chaises désignées. Les mets, une fois consommés sont ramenés aux cuisines avant que de nouveaux plats soient servis dans la salle à manger.
Pendant ce temps chez les moins fortunés, dans les masures paysannes, le rituel de la table progresse lentement. Mais là aussi, le concept de l'individualité commence à s'imposer.
Chacun dispose d'une écuelle ou mange à tour de rôle. Cependant, les pauvres et les paysans continuent de porter la nourriture à leur bouche avec les doigts, jusqu'au 19e siècle.
Ce 19e siècle, justement, voit l'éclatement de tout un attirail destiné à la cuisine et à l'art de manger.
Les grands gastronomes et les inventeurs rivalisent d'imagination pour créer des plats, des contenants, des verres, des tasses, des ustensiles, etc., qui répondent à des spécificités culinaires : verre à vin, verre à eau, verre à porto, assiette plate, assiette creuse, assiette à huîtres, cuillère pour le thé, cuillère pour le café, cuillère pour la soupe, louche de service, etc. La cuisine est un véritable laboratoire expérimental pour ces génies qui ont encore tout un univers à inventer.
De leur côté, les nobles se vautrent dans les délires de la codification des plaisirs de la table. L'étiquette se précise toujours un peu plus.
Les places des invités répondent à une disposition qui ne laisse rien au hasard, les couverts cèdent à une hiérarchie complexe selon leur entrée en scène durant le repas, les serviettes de table doivent être portées tantôt sur les cuisses, tantôt autour du col, tantôt à la main. On intellectualise les plaisirs de la table pour des décennies à venir…
L'avènement des restaurants, après les nombreux traités sur la gastronomie, achève de cimenter l'homme dans son rapport à la nourriture. Bien que ce lien ne se fasse que plus lentement dans les campagnes et parmi la populace qui ne jouit pas d'un accès aussi abondant à la nourriture, les individus attachent de plus en plus d'importance à l'acte de se nourrir avec amour.
Parce que l'être humain découvre, au fur et à mesure qu'il évolue dans le temps, les aptitudes extraordinaires de ses papilles gustatives, parce que la facilité des sociétés occidentales lui permet également de s'abandonner aux prouesses de son palais, il se fait un point d'honneur d'embellir sa table et de faire des repas une fête sacrée.
Mais tout ce savoir-vivre à table, imposé au fil des siècles, semble s'essouffler en ce début de millénaire…
Aujourd'hui, si l'art de décorer la table donne naissance à des centaines d'ouvrages sur le sujet, on remarque un certain désir de reprendre contact avec les aliments dans un lien plus direct, plus étroit, c'est-à-dire des doigts à la bouche. Un nombre croissant de restaurants propose le concept de la "finger food" et cartonnent au-delà de toute espérance.
Car le plaisir de manger avec les doigts procure des délices sensuelles et une nouvelle approche (plus primitive, plus proche de nos instincts animaux, cela dit !) gustative.
Et à la maison alors ? À la maison, c'est comme au resto… Les plats seront servis avec autant de finesse et l'on disposera pour chaque convive, au lieu de la serviette traditionnelle, un rince-doigts discret et joliment présenté.
L'art de la table, c'est aussi l'art de toucher, en plus du ravissement de voir, du bonheur de goûter, de l'extase de humer…